Depuis plus de 20 ans, je me suis exprimé à de très nombreuses reprises sur ce terrible drame du génocide des Tutsis du Rwanda . En 1998, j'ai présidé la Mission d'Information Parlementaire -dont Bernard Cazeneuve était co-rapporteur- qui a rendu public un rapport de 1500 pages sur le sujet.
Périodiquement, des polémiques resurgissent avec d'habituels intervenants (médias, politiques,...) et depuis quelque temps sont apparus de nouveaux acteurs, à la suite de la commande par Emmanuel Macron d’un rapport d’historiens (la Commission Duclert), laissant entendre qu’il ne s’était rien passé depuis 1994 pour y voir clair dans les responsabilités du génocide. Pour cela, il fallait donner le sentiment que l’on découvrait des lots d'archives cachées, ce qui ne correspond pas à la réalité (voir ICI ).
La démarche d'Emmanuel Macron a pour objectif de lui permettre d’aller à Kigali "sceller une réconciliation" avec Paul Kagamé, en faisant des excuses sur le dos de François Mitterrand. J’attends avec impatience de savoir s’il y aura des excuses de Paul Kagamé, qui aurait pourtant beaucoup à se faire pardonner, quand on relit le rapport Mucyo qu'il a commandé en 2008 à son ministre de la justice et qui dénonce la France comme complice du génocide!
Pour rechercher vraiment la vérité, je vous propose de lire 2 documents très intéressants:
- l'interview donnée au Monde par Bernard Cazeneuve, co-rapporteur de la mission parlementaire de 1998 : "Le rapport Duclert est une contribution à la vérité au Rwanda, il n’est pas la vérité"
- l'article de J.Swinnen, dans La Libre, ambassadeur belge au Rwanda de 1990 à 1994 "A quand le dévoilement de la vérité sur le génocide rwandais?"
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Bernard Cazeneuve : "Le rapport Duclert est une contribution à la vérité au Rwanda, il n’est pas la vérité"
Quelle analyse faites-vous de ce rapport ?
Il est le résultat d’un long travail auquel de nombreux chercheurs ont été associés et qui disculpe la France de toute complicité dans le génocide. Il constitue, après le rapport Quilès, une contribution utile à l’établissement de la vérité sur le génocide commis par des Rwandais contre des Rwandais. Un lien existe entre ce travail et ce que j’avais écrit dans le rapport de la Mission d’Information Parlementaire. En revanche, je ne comprends pas le décalage entre le contenu et les conclusions du rapport.
Quelles sont vos hypothèses pour expliquer ce décalage ?
D’abord, il aurait fallu que la commission Duclert ait accès à nos archives. L’Assemblée nationale s’y est opposée au motif que des auditions avaient eu lieu à huis clos. Mais celles-ci représentaient quelques dizaines de pages. C’est donc un argument irrecevable. Ensuite, la commission Duclert a travaillé sur des archives françaises. Sa lettre de mission ne lui permettait pas de prendre en compte les travaux d’universitaires. C’est une contribution à la vérité mais elle n’est pas la vérité, car celle-ci nécessitera encore des enquêtes dans d’autres pays.
Enfin, le rapport Duclert parle d’un « biais cognitif » des autorités françaises dont je n’ai pas bien compris le sens. En revanche, il faut se méfier du biais rétrospectif, c’est-à-dire l’analyse des événements dont on connaît l’issue. Ce biais conduit à apprécier l’action des gouvernants d’hier à l’aune de ce que l’on sait aujourd’hui et qu’ils ne pouvaient pas savoir.
La commission Duclert précise qu’elle a travaillé sur des sources premières, les archives. N’écrit-elle pas aussi que les historiens peuvent désormais effectuer leurs recherches sur la base de documents rendus publics ?
Ce que je conteste, c’est que ce travail établirait une vérité définitive, dont il serait interdit de débattre. L’établissement de la vérité suppose l’examen dans le temps long de toutes les archives, celles des Etats et institutions qui ont pu avoir un rôle (Ouganda, Rwanda, ONU, OUA [Organisation de l’unité africaine], Grande-Bretagne, Tanzanie, Etats-Unis…).
Remettez-vous en cause l’analyse de la commission Duclert sur le rôle du Front patriotique rwandais (FPR) ?
Il y a peu d’éléments sur le FPR, et c’est dommage. Par-delà le rapport Duclert, la seule vérité qui est établie est qu’il n’y a eu qu’un seul génocide : celui des Tutsi. Cela nous dicte d’aborder le sujet de notre responsabilité et celle d’autres pays. Jusqu’où et pourquoi le président ougandais, Yoweri Museveni, a-t-il aidé le FPR ? Quel était le rôle du président rwandais, Paul Kagamé, au sein de l’armée ougandaise ? Le FPR est présenté comme une organisation politique favorable à la démocratie et condamnant toute approche ethnique. Mais pour mesurer le caractère démocratique du FPR, il faut aussi regarder la nature du régime actuel à Kigali.
Mais le rapport Duclert portait sur la période 1990-1994…
Lorsqu’on écrit que le FPR voulait rétablir la démocratie au Rwanda, on ne peut pas s’en tenir au seul discours de Paul Kagamé, mais regarder ce qu’est la nature de son régime. Il a été élu en 2017 avec 98 % des voix. On pourrait aussi s’intéresser au sort de ceux qui s’opposent à lui !
Ce rapport de 1 200 pages ne montre-t-il pas un certain nombre de « responsabilités lourdes et accablantes de la France dans le génocide » ?
Je conteste les mots "lourdes et accablantes". Le rapport est honnête sur bien des aspects, mais ses conclusions témoignent d’une approche peu nuancée. Le contexte de fin de la guerre froide n’est pas évoqué dans le rapport (chute de l’URSS, guerre du Golfe et dans les Balkans). Le discours de La Baule du président Mitterrand, en 1990, s’inscrit dans ce contexte. De ce point de vue, les efforts faits par la France pour favoriser le partage du pouvoir entre les parties en guerre, en tordant le bras d’un régime autoritaire jusqu’à obtenir de lui la signature des accords d’Arusha (1993), sont minorés. Comme si tout cela était allé de soi.
François Mitterrand pensait que la politique de la France était de nature à éviter le pire, et le pire pourtant est advenu après le départ de la France. Les accords d’Arusha avaient pour objectifs d’empêcher les extrémistes hutu de poursuivre leur logique et de faire comprendre au FPR qu’il était de son intérêt d’en accepter les termes. Paul Kagamé a remercié la France pour ces accords. Après leur signature, notre pays quitte le Rwanda à la demande du FPR et passe le relais à l’ONU. Lorsque le génocide commence, la France n’est plus là.
Selon vous, pourquoi personne ne tient compte des alertes lancées par Pierre Joxe, ministre de la défense, la DGSE ou d’autres ?
Ces alertes confirmaient ce que la France redoutait. C’est pour cela qu’elle agissait, pour éviter que les extrémistes l’emportent. Sur la politique africaine, tout remonte au président de la République. Pour moi, le dysfonctionnement fondamental sous la Ve République résulte de l’absence du Parlement dans l’examen des accords de coopération et de défense. Ce qui compte, c’est de savoir comment le chef de l’Etat interprète les informations qui lui sont communiquées et quelles sont les décisions qu’il prend et qui seules l’engagent. Si nous avons commis des fautes au Rwanda, c’est aussi parce que nous étions les seuls à agir.
Quelles fautes auraient été commises ?
Fallait-il intervenir seuls en 1990 ? Devions-nous partir du Rwanda après Arusha ? Nous n’avons pas compris que les objectifs que nous nous proposions d’atteindre ne pouvaient pas l’être par nous seuls. Il y a eu ensuite une volonté de conduire un dispositif de partage du pouvoir entre des acteurs rwandais dont on a sous-estimé la duplicité. On ne peut pas dire à la fois qu’il est évident qu’un génocide allait se produire et ne pas tenir compte des ruptures répétées du cessez-le-feu par le FPR.
Celles-ci avaient pour but d’éviter les massacres de Tutsi, comme l’indique le rapport…
On ne peut pas passer sous silence cette motivation, mais on peut aussi s’interroger sur ce qu’était la volonté de Paul Kagamé de partager ou pas le pouvoir. Quant à l’attentat du 6 avril 1994 [contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana], il est important dans le déclenchement du génocide et nul ne sait si, sans l’attentat, il aurait eu lieu. Si on admet que l’attentat est sans conséquence, quel était l’intérêt de tuer le président rwandais lorsqu’on est extrémiste hutu pour pouvoir l’accomplir et si c’est le FPR qui en est l’auteur – hypothèse que nul n’a pu étayer jusqu’à présent – alors toute la perspective historique s’en trouve modifiée ?
La piste des extrémistes hutu n’est-elle pas aujourd’hui la seule crédible ?
C’est vrai. Le président Habyarimana a signé les accords d’Arusha car la France a fait pression sur lui pour parvenir à un accord favorable au FPR. Cela ne pouvait pas convenir aux extrémistes hutu. C’est bien là la preuve que la politique de la France ne servait en rien les intérêts de ces assassins.
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J.Swinnen: "A quand le dévoilement de la vérité sur le génocide rwandais?"
Vingt-sept ans après le génocide au cours duquel un million de Tutsis et d'autres citoyens rwandais ont été brutalement assassinés, la tragédie n'a toujours pas livré tous ses secrets.
La recherche de la vérité progresse malgré tout.
Certains événements et situations qui défigurent aujourd'hui le décor politique rwandais pourraient-ils être susceptibles d'éclairer quelques pans parmi les plus sombres du passé?
Trop souvent cependant, nous sommes confrontés à des présentations aussi partiales que peu subtiles de la tragédie rwandaise. C’est comme si nous étions alors acculés à ranger toutes les victimes dans un camp ethnique et tous les coupables dans l’autre. Les mensonges et l'agit-prop, qui ne le cèdent parfois en rien aux pratiques staliniennes, sont élevés au rang d'expressions crédibles du traumatisme et de l'indignation par des observateurs naïfs, pédants ou suffisants.
Les questions dépourvues de préjugés sur la cause profonde et les véritables circonstances du malheur rwandais sont hélas plus souvent qu’à leur tour écartées par un barrage d’artillerie rhétorique. Les salves d’accusation trop faciles portent les noms de négationnisme ou de divisionnisme. Les interrogations légitimes, les observations impartiales et les préoccupations critiques doivent céder le pas à "l'histoire officielle et fabriquée", qui bénéficie de l’imprimatur de Paul Kagamé, président du Rwanda. Comme si Kigali voulait se réserver en permanence le pouvoir d'exploiter habilement le complexe de culpabilité d'une partie de sa propre population et de la communauté internationale.
Des questions essentielles
Ces obstacles ne doivent pas nous décourager de continuer à chercher la vérité et à questionner sans œillères l'histoire officielle. Comment est-il possible que tant de Rwandais soient tombés dans le piège de la radicalisation meurtrière ? Qui y avait intérêt? Des plans machiavéliques ont-ils été mis en oeuvre ? Habyarimana était-il responsable ou otage d'un entourage hutu extrémiste ? Qui a commandité les meurtres politiques dans les mois précédant le génocide ? Les plans de déstabilisation forgés avant l'attentat contre l'avion présidentiel du 6 avril visaient-ils déjà l'extermination des Tutsis ? Qui a abattu cet appareil ? Kagamé n'aurait-il pas pu mettre fin au génocide plus tôt ? Les Belges et les Français n'auraient-ils pas pu, ensemble, peser davantage sur le processus de paix? Les Américains, les Britanniques, l’Ougandais Museveni, peuvent-ils être mis hors de cause? Quid de l’attitude du Conseil de sécurité et du secrétariat de l'ONU ? Sait-on tout du rôle des Belges ? Est-il vrai que notre politique de tutelle avait déjà semé les graines de la tension ethnique ?
Il existe certes ici et là quelques tentatives louables qui tâchent d’interroger avec franchise le passé récent, et on peut espérer qu’elles se multiplient.
Un rapport coupable de légèreté
Mais je doute fort que le rapport de la commission d'historiens français (le rapport Duclert) nous rapproche beaucoup de la vérité. Je ne peux que souscrire à de nombreuses conclusions de l'étude commandée par le président Macron sur le rôle de la France avant et pendant le génocide. Mon livre sur le Rwanda* fourmille en effet d’exemples de décisions et d'initiatives françaises, qui ont souvent mis les Belges et les autres acteurs diplomatiques devant le fait accompli. L'arrogance avec laquelle les troupes militaires françaises se sont souvent comportées ou l'indulgence que la France réservait à de graves violations des droits de l'homme restent choquantes. Mais sur des points essentiels, le rapport se montre coupable de légèreté et d'omissions inexcusables. Contrairement à ce qu'affirme la commission, la France a bel et bien soutenu les accords d'Arusha, qui avaient prévu un ample partage du pouvoir (au point de faire craindre à de nombreux Hutus un retour à la domination ancestrale des Tutsis). Les responsabilités du Front patriotique rwandais (FPR) sont tantôt passées sous silence et tantôt sous-estimées. Le malheur causé par les attaques récurrentes du FPR de 1990 à 1994 contre les centaines de milliers d’agriculteurs en fuite est largement édulcoré.
Mais comme si cela ne suffisait pas les déclarations médiatiques intempestives du président de la commission, le professeur Duclert, tournent en dérision le sérieux scientifique qu'il est censé incarner. Des soi-disant axiomes consacrant l'absence d'antagonisme ethnique dans la société rwandaise traditionnelle, des définitions non étayées telles que la "dictature raciste d'Habyarimana", et enfin le quitus impeccable accordé au FPR, sont tous considérés comme des acquis indiscutables. Le président de la République aurait tort de se vanter de ce rapport et de s’en inspirer pour la conduite de sa diplomatie rwandaise. De même, je crains que le nombre étonnamment élevé de journalistes, d'universitaires et d'hommes politiques français qui rejoignent aveuglément le chœur de la propagande à Kigali, ne se rendent pas compte qu'ils mettent leur propre crédibilité en jeu.
L'indignation sélective a fait son temps
Ce constat peut sembler dur. Mais n'est-il pas grand temps de nous libérer d'une complaisance paralysante ? Tout comme nous nous montrions sévères à l’égard Habyarimana à l'époque, n’est-il pas temps à présent de demander à Kagamé qu’il rende des comptes ? Les réalisations indéniables et louables du "Singapour de l'Afrique centrale" ne peuvent plus être invoquées à tout bout de champ. Surtout s’il s’agit de justifier le silence, l'étourderie ou l'indifférence face aux statistiques aseptisées, aux violations des droits humains et aux actions de déstabilisation dans la région des Grands Lacs, qui s’opèrent sous la responsabilité de l’homme fort de Kigali.
L'année dernière, j'avais écrit un article d'opinion indigné sur le silence de nos médias et de nos politiciens concernant la mort suspecte du chanteur de gospel Kizito, un Tutsi qui avait osé demander que la compassion pour la douleur s’étende également aux Hutus. Plus récemment, une mère tutsi de quatre enfants a très courageusement exprimé publiquement son "ras-le-bol" à propos d'un certain nombre d'abus commis au Rwanda aujourd'hui. Elle a été immédiatement menottée et emprisonnée. Depuis des années, des citoyens sont intimidés ou privés de leur liberté. Certains sont portés disparus, d'autres encore ont été assassinés, que ce soit au Rwanda ou à l’étranger.
Paul Rusesabagina fait actuellement l’objet d’un procès à Kigali. Sachant que la diplomatie du mégaphone n'est pas toujours la seule méthode efficace en la matière, j'ose croire que notre gouvernement gère avec sagesse la défense des droits et intérêts de ce compatriote et que notre Parlement s'engage également dans le débat.
Mais nous ne gagnerons ni compréhension ni respect en agissant de manière trop prudente. L'indignation sélective a fait son temps.
Je me demande d'ailleurs pourquoi le président du Conseil européen, Charles Michel, ne s’est pas exprimé en public à ce sujet après sa rencontre à Kigali avec le chef d'État rwandais, quelques jours après qu'une résolution largement soutenue du Parlement européen ait demandé un procès juste et équitable pour Paul Rusesabagina. Espérons qu'il l'ait fait pendant l'audience.
Je persiste à croire que la discrétion dont s'entoure la diplomatie a ses méthodes et ses raisons. Or, fermer les yeux n'est désormais plus possible. Les agendas et leurs acteurs doivent être démasqués. Tout le monde n'en est pas convaincu, mais beaucoup le sont. Il n'y a pas si longtemps, j'écrivais : "Après tout, ne nous sommes-nous pas trompés au sujet de Paul Kagamé et de son Front patriotique rwandais (FPR) ? L’emballage habile et attrayant de nobles revendications (retour des réfugiés, démocratie, partage du pouvoir, droits de l’homme) qui se virent bien accueillies en 1990 par la communauté internationale, dont la Belgique, et par l’opposition interne, a servi à cacher ses véritables intentions : attirer tout le pouvoir à lui et le sécuriser d’une main de fer, donner libre cours aux ambitions interventionnistes au Congo…"
Vingt-sept ans plus tard, nous devons continuer à insister sur la gravité du génocide et sur les souffrances indicibles de centaines de milliers de malheureuses victimes. Nous devons continuer à lutter contre la banalisation et la simplification extrêmes, afin que chaque Rwandais, sans distinction aucune, ait le droit de faire le deuil de ses prochains.
Une attitude de compassion authentique guidera également la recherche de la vérité, non seulement pour déterminer dans quelle pièce nous avons été amenés à jouer à l'époque, mais aussi pour nous libérer aujourd'hui des ambiguïtés, des présentations unilatérales et des simplismes polarisants.
* Auteur de " Rwanda, mijn verhaal " (Polis-Pelckmans, 2016).