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Le blog de Paul Quilès

Réflexions et informations sur la paix et le désarmement nucléaire, sur la démocratie et sur l'actualité politique.

Pourquoi la tragédie rwandaise reste une question brûlante

Publié le 28 Mars 2014 par Paul Quilès in International et défense

L'hebdomadaire Marianne,

 

qui vient de publier un dossier sur le Rwanda

 

à l'occasion du 20ème anniversaire du génocide,

 

m'a interrogé en tant qu'ancien Président

 

de la "Mission parlementaire sur le Rwanda".

 

 

1) Vingt ans après le génocide rwandais, que peut-on ou doit-on reprocher à notre pays dans cette histoire complexe?

 

Au Rwanda, les colonisateurs allemands puis belges avaient systématiquement favorisé - pour s’appuyer sur elle – une élite traditionnelle tutsie qui représentait environ 15% de la population et dont était issu un roi coutumier, le Mwami. Cette couche sociale dominait une majorité hutue (83 % de la population, le groupe des Twas en représentant 2 %). L’ensemble de ces groupes parle la même langue, le kinyarwanda.

 

Pour expliquer mais aussi renforcer ce clivage (qui se retrouve au Burundi et dans l’Est du Congo voisins), les colonisateurs ont développé une théorie raciste : les Tutsis étaient vus comme les descendants de conquérants venus de l’Éthiopie actuelle pour assujettir la masse hutue. Cette vision raciste des rapports sociaux rwandais a été la cause première du génocide.

 

Dans le contexte de l’accession du pays à l’indépendance, de 1959 à 1961, puis jusqu’en 1963, les Hutus renversent la monarchie tutsie et massacrent un grand nombre de Tutsis. Ils s’emparent de leurs richesses et du pouvoir. Près de la moitié des Tutsis s’enfuient en Ouganda, les autres restent. D’où une situation déterminante pour l’évolution politique du Rwanda : les Tutsis de l’extérieur veulent retrouver leur patrie perdue, les Hutus entendent les en empêcher et soumettent les Tutsis de l’intérieur à une discrimination et à des persécutions constantes. L’appartenance ethnique était inscrite à l’état civil et figurait sur les cartes d’identité. Des quotas limitaient à 9 % la présence des Tutsis dans l'enseignement supérieur et l’administration. Des massacres de Tutsis par des Hutus ont été perpétrés à diverses reprises dans les années 60 et 70.

 

À l’indépendance, le régime hutu s’était tourné vers la France. Le Général de Gaulle avait accueilli le Rwanda dans l’ensemble africain francophone. Après 1981, ces liens n’ont pas été mis en cause.

 

En Ouganda, les Tutsis exilés, sous la conduite de Paul Kagamé, ont aidé le président Yoweri Museveni‎ à prendre le pouvoir à Kampala. Dotés d’une organisation armée, le FPR (Front Patriotique Rwandais), ils ont lancé en octobre 1990 une offensive pour renverser par la force le pouvoir hutu. Lorsque le président Juvénal Habyarimana demande son aide, François Mitterrand estime, comme en 1983 au Tchad face à la Libye, que la France doit défendre un gouvernement lié à elle par des accords de coopération, à moins de perdre sa crédibilité de pays garant de la stabilité africaine. Sa politique revêt alors deux aspects indissociables :

 

1) aider, former et équiper les forces armées rwandaises pour les mettre en état de résister à l’offensive du FPR soutenue par l’Ouganda, mais sans engagement militaire direct ;

 

2) parallèlement, obliger le régime hutu à engager un processus de démocratisation englobant toutes les composantes de la société, dans la ligne du discours de La Baule du 20 juin 1990. Pour cela, la France a demandé au président Habyarimana de rétablir le multipartisme et de former un gouvernement de coalition avec l’opposition hutue et tutsie, en vue d’un accord politique avec le FPR pour régler notamment la question du retour des réfugiés.

 

Les extrémistes hutus et le FPR se sont violemment opposés à cette politique, pour la simple raison qu’ils ne voulaient pas partager le pouvoir mais l’accaparer.

 

La France a néanmoins réussi à imposer la négociation et à contraindre les deux camps à conclure le 4 août 1993, les accords d’Arusha, qui organisaient le partage du pouvoir dans les institutions et l’armée. Après la signature de cet accord, les troupes françaises ont été retirées (à l’exception d’une vingtaine de coopérants) et la surveillance de la mise en œuvre du processus de paix a été confiée à une force de l’ONU, la Mission pour l’assistance au Rwanda (MINUAR). Le mandat de cette force très hétérogène était cependant dramatiquement inadapté : elle ne pouvait accomplir que des missions d’interposition ou de surveillance du cessez le feu, sans possibilité de faire usage de ses armes dans d’autres cas que la légitime défense. Cette faiblesse de l’implication internationale a directement favorisé le génocide.

 

Le président Habyarimana pensait que les élections libres prévues par les accords lui permettraient de conserver un rôle central. Il s’est alors éloigné des extrémistes hutus qui, pour saboter les accords d’Arusha, se sont mis à attiser par tous les moyens, la haine raciale et à préparer des massacres de Tutsis à grande échelle. De son côté, le FPR maintenait sa pression militaire.

 

Dans cette situation de tension extrême, la destruction, le 6 avril 1994, de l’avion qui transportait les présidents rwandais et burundais a ruiné les espoirs de paix. Dès l’assassinat de leur président, les Hutus les plus fanatiques ont déclenché, sous prétexte de le venger, des tueries qui ont vite dégénéré en génocide.

 

L’action de la France a alors été limitée et sans doute insuffisante : elle a d’abord pris la forme d’une opération d’évacuation de ressortissants, puis d’une intervention très tardive, le 22 juin 1994, sous un mandat de l’ONU. Cette intervention, connue sous le nom d’opération Turquoise, a permis la protection de la population civile (très majoritairement hutue) fuyant vers le Congo et le sud du Rwanda devant les forces du FPR. Elle a également permis le sauvetage d’environ quinze mille Tutsis.

 

Ce rappel conduit aux observations suivantes : le génocide est d’abord un crime rwandais, produit d’une organisation autoritaire du pouvoir et d’une propagande raciste structurée, dans un contexte de guerre et de crise économique et humanitaire profonde. L’ONU a, quant à elle, laissé le génocide se dérouler sans pouvoir ni vouloir réagir efficacement. L’obstruction américaine a joué un rôle déterminant dans cette paralysie.

 

Quant à la France, elle a sans doute, depuis de Gaulle, prêté trop peu d’attention à la nature des régimes qu’elle soutenait en Afrique. François Mitterrand a voulu rompre avec cette indifférence, lorsqu’il a prononcé son discours de La Baule. Mais, dans une situation de crise intense et de guerre, les nouvelles institutions démocratiques rwandaises ont vite été paralysées par les rivalités ethniques et politiques. La diplomatie française a alors été accaparée par les nécessités de la médiation entre les forces politiques rwandaises et le président Habyarimana. Le soutien français aux forces gouvernementales rwandaises a peut-être été trop marqué lorsqu’il s’est agi de contrer l’offensive du FPR de février-mars 1993. Mais il était alors indispensable de contraindre le FPR à la négociation. Quand le génocide s’est déclenché, la France a été le premier pays à l’avoir explicitement dénoncé comme tel, le 15 mai 1994. Elle s’est également battue, mais sans succès, pour le renforcement du mandat et des effectifs de la MINUAR. Néanmoins, elle a trop longtemps misé sur le cessez-le-feu et a, dans ce but, maintenu (comme les États-Unis) des contacts avec tous les protagonistes, y compris les responsables du génocide, jusqu’en mai. Mais, dans une situation où les forces internationales avaient été retirées, il n’existait plus d’autre espoir d’interrompre les massacres.

 

2) Comment expliquez-vous que certains milieux médiatiques et politiques persistent à accuser la France d'avoir été le bras armé des génocidaires?

 

Les accusations contre la politique française au Rwanda ont parfois été d’une très grande violence. Elles ont confiné à l’absurdité, par exemple lorsqu’il a été soutenu que la France aurait lancé l’opération Turquoise pour sauver les responsables du génocide : ces individus n’avaient nullement besoin de l’aide de la France pour quitter le Rwanda et si elles avaient voulu les aider, les autorités françaises n’auraient certainement pas attendu, comme elles l’ont fait, l’accord du Conseil de sécurité.

 

Certaines accusations sont formulées de bonne foi par des personnes sincèrement bouleversées, qui ne comprennent pas que la France, qui s’était fortement impliquée dans la gestion de la crise rwandaise, ne soit pas tout simplement intervenue militairement pour mettre fin au génocide par la force. Elles sous-estiment les contraintes de la politique internationale et les conséquences du refus catégorique par le FPR de toute intervention française qui l’aurait conduit de fait à limiter ses ambitions de contrôle politique total du Rwanda.

 

D’autres accusations sont calculées et ont pour but de discréditer tout engagement français en Afrique. Elles se sont atténuées dans la période récente en raison, notamment, de l’aggravation des difficultés sécuritaires du continent africain et des responsabilités qu’a assumées la France au Mali ou en Centre Afrique, avec l’approbation de la communauté internationale. Elles sont également devenues moins vives avec la prise de distance des États-Unis à l’égard du régime de Paul Kagamé. Le Rwanda est en effet responsable de graves ingérences dans l’est du Congo. Il appuie en particulier un mouvement rebelle, le Mouvement du 23 mars (M 23), responsable notamment du recrutement à grande échelle d’enfants soldats. Cette ingérence et ces méthodes ont été condamnées par les États-Unis et de nombreux pays européens (Royaume-Uni, Allemagne, Pays-Bas), qui ont suspendu leur aide au Rwanda.

 

À l’origine, les mises en accusation calculées de la France émanaient de personnalités politiques tutsies, africaines anglophones, anglaises, américaines et belges. Elles ont été reprises sans examen critique par une partie de la presse française. Elles ont connu leur plus grande intensité en avril 2004 lorsque le juge Bruguière a voulu explorer la piste, pourtant envisageable, d’une implication du FPR dans l’attentat contre l’avion du président Habyarimana. Kigali a alors publié des rapports très violents où il était par exemple soutenu que les médecins militaires français de Turquoise s’étaient livrés à des refus de soins et à des amputations abusives à l’encontre de Tutsis.

 

3) Votre vision de la tragédie s'est-elle modifiée depuis les travaux de la Mission parlementaire que vous présidiez?

 

Pour l’essentiel, les travaux de la mission parlementaire d’information que j’ai présidée me semblent donner une image fidèle des circonstances de la tragédie rwandaise et de la politique française au Rwanda entre 1990 et 1994. Des précisions ont été depuis apportées par des rapports comme celui de l’ONU et des travaux de chercheurs. Mais je n’y ai pas trouvé d’éléments remettant profondément en cause les conclusions de la mission d’information. Il existe toujours des zones d’ombre concernant en particulier les auteurs de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana. De même, on ne sait pas encore quel était le degré exact de préparation et d’organisation du génocide. Les travaux du Tribunal pénal international d’Arusha ne permettent pas de se prononcer définitivement sur ce point. En raison de son ampleur, de la multiplicité des facteurs qui l’ont provoquée, de ses implications, la tragédie rwandaise reste une question brûlante pour les chercheurs, pour le public et pour les responsables politiques.

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