Voici le texte de son intervention

Considérant le mouvement d’opinion qui souhaitait des investigations sur l’attitude de la France avant et durant le génocide, j’ai pris l’initiative en 1998 , en tant que Président de la Commission de la défense de l’Assemblée Nationale, de proposer que soit constituée une mission parlementaire d’information. L’objectif était de “faire la lumière sur le rôle qu’ont pu jouer les différents pays qui sont intervenus, ainsi que l’ONU, dans la crise rwandaise entre 1990 et 1994”.
Notre mission a enquêté pendant neuf mois et a rendu un rapport de 1500 pages[1]. Voici quelques éléments qui vous permettront d’apprécier le sérieux et la profondeur du travail effectué :
Ø Pendant 110 heures, les députés qui faisaient partie de la mission ont auditionné 88 personnes, des responsables politiques, des militaires, des diplomates, des universitaires, des civils français et rwandais. Ces auditions ont été exceptionnelles, tant par leur nombre que par leur caractère détaillé et approfondi. La plupart d’entre elles ont été publiques, ouvertes à la presse écrite et audiovisuelle. Certaines ont même été télévisées en direct par LCI.
Ø Les rapporteurs se sont rendus à Bruxelles, à Washington, au siège des Nations Unies à New York, ainsi qu’au Rwanda, en Ouganda, au Burundi, et en Tanzanie.
Ø Les témoignages des 74 personnes qu’ils ont rencontrées par ailleurs ont été intégralement et rigoureusement pris en considération dans le cadre de la méthode de travail définie par la mission parlementaire.
Ø La mission a analysé 15 000 pages de textes, de télégrammes diplomatiques et de documents militaires ; pour 7000 pages, la classification “secret défense” a été levée et certaines d’entre elles ont été publiées en annexe du rapport.
Il était indispensable de mener aussi complètement que possible un travail d’élucidation sur cette douloureuse période, compte tenu des liens étroits qui avaient uni depuis des décennies la France et de nombreux pays africains. La mission d’information est parvenue, me semble-t-il, à présenter les faits et les enchaînements, qu’elle a tenté de mettre au jour, de la manière la plus rigoureuse et la plus incontestable possible. Cet effort d’analyse des mécanismes et des motivations d’une intervention militaire française à l’étranger répondait également à une préoccupation qui reste malheureusement encore d’actualité : celle de permettre au Parlement de mieux comprendre les ressorts de l’action diplomatique et militaire française.
La mission a repris point par point les grandes étapes qui ont ponctué les quatre années de conflit (1990-1994). Dans l’enchaînement complexe des évènements, nous avons voulu comprendre la responsabilité réelle de la France et les raisons qui l’ont conduite à mener une politique aussi interventionniste aux côtés d’un régime politique critiquable. Nous avons replacé cette politique dans le contexte historique de la période, trop souvent négligé dans la plupart des analyses : chute du mur de Berlin, réunification de l’Allemagne, guerre du Golfe, traité de Maastricht… Le Rwanda, sans richesse naturelle et sans situation géo-stratégique notable, n’intéressait personne ! Après le départ des Belges, la France a cru pouvoir intégrer ce petit pays dans l’ensemble africain francophone. L’aide militaire qu’elle a apportée au Rwanda pour l’aider à se défendre contre l’attaque du FPR menée à partir de l’Ouganda s’est accompagnée d’efforts pour convaincre le régime de se démocratiser et de laisser la place à un gouvernement, un Parlement et une armée mixtes (Hutu et Tutsi). Ces efforts furent couronnés de succès, avec les accords d’Arusha (août 1993), qui permirent aux forces françaises de se retirer, laissant la place à celles de l’ONU.
Mais ces accords n'avaient été considérés par les extrémistes hutus que comme une concession provisoire. Dans ce contexte de méfiance et de haine, le pouvoir rwandais, fortement centralisé par tradition, disposait des moyens d'entraîner les populations hutues dans la violence. Il était assuré de la collaboration de la plupart des pouvoirs locaux, secondés, le cas échéant, par des structures paramilitaires ou des éléments des forces armées rwandaises (FAR). Sous cette pression et sous l'influence d'une propagande diffusée en particulier par une radio privée largement écoutée, la « radio libre des mille collines », un grand nombre de Rwandais ont acquis la conviction intime que le meurtre des Tutsis était le seul moyen d'assurer définitivement leur sécurité. Ils en sont venus à envisager le meurtre systématique de l’autre, l’éradication de l’ennemi intérieur, comme un remède préventif à leurs craintes d'une prise de pouvoir du FPR et d'une domination tutsie. L'assassinat, dans des conséquences non encore totalement élucidées, du Président Habyarimana (6 avril 1994) et l'impact des conflits du Burundi voisin, également déchiré par des affrontements entre Hutus et Tutsis, ont alors donné à un groupe de Hutus extrémistes l'occasion de se saisir du pouvoir et de déclencher le génocide. Des Rwandais ont alors, pendant plusieurs semaines, tué d’autres Rwandais, dans les conditions d’atrocité que l’on sait.
Le rapport montre aussi que les erreurs et les maladresses de la France ne doivent pas faire oublier et sous-estimer le rôle des autres acteurs : la Belgique, qui a abandonné le Rwanda au moment où il fallait y rester, l’ONU, dramatiquement absente ou incapable d’intervenir, les Etats-Unis, qui ont, de façon constante et délibérée, contribué à bloquer les décisions du Conseil de Sécurité… Force est de constater que la communauté internationale a fauté au Rwanda, par manque de volonté, que ce soit avant ou après le déclenchement du génocide. Si la France a mené seule l’opération Turquoise à but humanitaire (21 juin au 21 août 1994), c’est bien parce qu’aucun autre pays ne voulait s’y engager !
Nous avons enfin avancé des propositions susceptibles d’éviter que de telles tragédies se reproduisent. Elles concernaient différents domaines correspondant aux carences analysées tout au long du travail de la mission. Nous avons proposé par exemple :
- une meilleure coordination des actions diplomatiques et militaires, au sommet comme sur le terrain et une plus grande transparence dans la gestion des crises internationales ;
- le contrôle parlementaire effectif des interventions militaires hors du territoire national et la connaissance par le Parlement des accords de défense ;
- la réforme de notre coopération avec les pays africains ;
- la gestion des problèmes de sécurité en Afrique au niveau multilatéral (en particulier européen) et non plus bilatéral ;
- la réforme du mode d’intervention des forces de l’ONU pour maintenir ou rétablir la paix.
On ne peut pas dire que la plupart de ces propositions aient été suivies d’effets ! Et pourtant, le caractère monstrueux d’un génocide comme celui du Rwanda devrait imposer, au delà de la compassion, des actions énergiques afin de prévenir le retour de telles tragédies.
Le travail de notre Mission a été considéré comme une grande première. C’était en effet la première fois que le Parlement enquêtait sur le prétendu “domaine réservé” que constituent la défense et la politique étrangère. Et nous l’avons fait sans complaisance aucune.
Et pourtant, comme l’a fait remarquer une des meilleures analystes du drame rwandais, la chercheuse Claudine Vidal[2] (je la cite) : « Durant les heures qui suivirent la sortie d’un rapport que personne n’avait encore pu lire, la plupart des radios et des télévisions adhérèrent à une logique dénonciatrice qui tenait à juger la France coupable. Minimisant les conclusions du Rapport qui pourtant se montraient loin d’exonérer la France de ses responsabilités durant la période précédant le génocide, ces médias se fixèrent sur une seule, celle qui affirmait la non implication dans les massacres. Les diagnostics furent du type : « On s’y attendait, ce rapport “ blanchit ” la France ». Au bout de deux jours, les radios cessèrent d’en parler. Les journalistes des quotidiens et hebdomadaires politiques nationaux, qui eurent un peu plus de temps pour en prendre connaissance, retinrent généralement les aspects critiques, relevèrent des résultats de l’enquête mais exprimèrent des réserves sur les lacunes (ou les silences) de l’investigation et sur l’analyse des responsabilités. »
Il est vrai que le terrain médiatique était déjà occupé depuis 4 ans par un autre récit, fondé sur ce que Claudine Vidal appelle une « interprétation conspiratoire de la politique française ». Selon elle, ces auteurs et ces groupes militants s’étaient donné pour tâche (je la cite encore) « de révéler les ressorts cachés de l’action française au Rwanda. Ils dénoncèrent l’existence de complots, de faits secrets, de liaisons clandestines, d’agents et de bureaucraties cachés qui auraient dominé les institutions publiques, grâce à la complicité d’acteurs officiels. (…….) En 2004, année de la dixième commémoration du génocide, auteurs et associations relancèrent une campagne d’accusations extrêmes sur le thème de « la France coupable de génocide au Rwanda ». Les publicistes critiques rencontrèrent bien quelques adversaires, mais ces derniers ou bien défendaient à outrance la politique française menée au Rwanda, ou bien découvraient, eux aussi, des complots, mais fomentés par des puissances étrangères. Bref, dénonciateurs et défenseurs entraient dans une logique de camps retranchés. (…..) Ainsi, co-existent un récit-défense des responsables français se cantonnant dans une attitude d’infaillibilité, un récit parlementaire fondé sur des auditions et des documents officiels, des récits menés par les publicistes, perceurs d’énigmes et spécialistes en histoire secrète. Quant au récit universitaire, il est resté rare. »
J’espère donc que ce colloque évitera les écueils mentionnés par Claudine Vidal. Pour moi, le génocide du Rwanda n’est pas une sorte d'« accident de l'histoire » et on ne peut se contenter de jugements sommaires sur les responsabilités des crimes commis ou satisfaire sa conscience avec des litanies de repentirs et de regrets.
Je souhaite, même si cela peut sembler relever de la gageure, que l’on assiste aujourd’hui à des confrontations et des analyses aussi objectives que possible, afin d’en revenir aux faits et de voir plus clair dans les responsabilités et dans les enchaînements qui ont conduit à l’épouvantable tragédie que fut ce génocide.
[1] Le rapport est consultable à : http://www.assemblee-nationale.fr/dossiers/rwanda/rapport.asp
[2] Claudine Vidal est directeur de recherches émérite au CNRS