Ce texte, qui résume mes réflexions sur "la démocratie et le nucléaire" vient d'être publié sur le site du Monde.fr
« Si l’on interroge les hommes en posant bien les questions, ils découvrent d’eux-mêmes la vérité sur chaque chose ». On ne peut pas dire que, dans nos
régimes démocratiques, cette belle recommandation de Platon soit l’obsession des décideurs politiques.
Si l’objet de la
démocratie n’est pas prioritairement de trouver « la vérité sur chaque chose », mais de gérer une communauté humaine avec le souci de
l’intérêt collectif, la recherche de ce dernier devrait donc être la principale préoccupation des dirigeants. Or, trop souvent, ceux-ci refusent de s'y confronter vraiment, avec ce souci de
« poser bien les questions », par crainte de ne pas savoir gérer les contradictions de leurs mandants, mais aussi par volonté d’imposer
leurs propres solutions.
Sur des sujets
importants, qui concernent lourdement notre vie et celle des générations à venir, il arrive que règne une confusion savamment entretenue qui masque en général le choix délibéré de dissimuler la
vérité. Ainsi, peuvent être décidées et être mises en œuvre, sans véritable débat, des politiques qui engagent l’avenir.
Prenons l’exemple du
nucléaire. Ce mot évoque de superbes avancées scientifiques et technologiques de l’humanité, mais il renvoie aussi à de terribles souvenirs (les 200 000 morts du bombardement d’Hiroshima et
de Nagasaki, les catastrophes des centrales de Tchernobyl et de Fukushima) et il est associé à de sérieuses inquiétudes : les stocks encore considérables d’armes nucléaires dans une dizaine
de pays, les risques de prolifération et de terrorisme nucléaire, les incertitudes sur la sécurité des réacteurs de certaines centrales.
Curieusement, bien que
le développement du nucléaire militaire et celui du nucléaire civil répondent à des préoccupations très différentes, les décideurs politiques recourent aux mêmes subterfuges lorsqu’ils abordent
ces questions : fausses évidences, formules toutes faites, silences, "non dits"….
Le nucléaire militaire
Présenté comme une
arme de dissuasion, une "arme de non-emploi", il a eu son heure de gloire pendant 40 ans, dans la
période qui a vu se mettre en place ce que l’on a appelé "l’équilibre de la terreur" entre l’Est et l’Ouest. Censé garantir la paix, cet équilibre
s’est établi à un niveau de plus en plus élevé, se traduisant par une fantastique et dispendieuse course aux armements (y compris avec la volonté de contrôler l’utilisation de l’espace).
En France, la possession de l’arme nucléaire a été présentée il y a 50 ans comme une façon d’affirmer sa volonté d’indépendance –bien que relative- à l’égard des Etats-Unis et de l’OTAN. Légitimant en quelque sorte sa participation au « club » des 5 membres permanents du Conseil de sécurité
de l’ONU, seuls détenteurs officiels[1] de cet armement, elle lui donnait ainsi le sentiment de détenir un statut de grande puissance, aux côtés des Etats-Unis, de l’URSS, de la Chine et de la Grande
Bretagne.
Chacun voit bien que
le monde d’aujourd’hui ne ressemble plus à celui d’hier. Le caractère dissuasif du nucléaire n’est plus évident à soutenir. Qui vise-t-on ? On voit bien qu’il ne peut s’agir de groupes
terroristes ; alors, qui? La Chine ? La Russie ? L’Iran ? Tous ceux « qui menaceraient nos intérêts vitaux » est la réponse
officielle, qui fait l’impasse sur l’appartenance de la France à l’Europe et à l’OTAN.
Quant à la prétendue
nécessité de posséder l’arme nucléaire pour justifier le « statut de grande puissance », elle ne résiste pas à l’observation des rapports
de force actuels entre les grands pays qui influencent le cours du monde. Des puissances nouvelles sont apparues ; elles comptent déjà beaucoup plus que la France dans le concert mondial et cela
n’a rien à voir avec la possession d’un armement nucléaire. Malgré les réticences de certains pays (et notamment de la France), la composition du Conseil de sécurité de l’ONU finira bien par
tenir compte de cette évolution.
La mise sur la place
publique de ces éléments d’appréciation est nécessaire. Elle amènerait les responsables politiques à tenir un langage moins réducteur et plus honnête
que la simple répétition sans preuve des formules rituelles qui justifient la « force de frappe » française depuis le début des années 60. Alors, se poserait avec plus d’acuité la
question de savoir pourquoi la doctrine française évolue si peu et pourquoi notre pays paraît aussi inerte devant les efforts engagés au niveau international dans la perspective d’un "monde sans
arme nucléaire".
Le nucléaire civil
Ici aussi, combien
d’approximations et même de mensonges ont été propagés par le discours officiel depuis que cette source de production d’électricité a pris en partie le relais du pétrole dans les années
70 !
Les mérites de
l’utilisation du nucléaire sont connus : coût relativement faible de l’électricité produite, réduction des importations d’hydrocarbures, faible émission de ²gaz à effet de serre². Ses
inconvénients le sont tout autant : coût élevé des investissements, complexité du stockage des déchets nucléaires, lourdeur du démantèlement des centrales, risque d’accidents. Mais tant
qu’un débat sérieux, étayé par des études approfondies, n’a pas eu lieu, tant que l’expression des contradictions ne dépasse pas le stade d’affrontements caricaturaux et d’échange de slogans, les
citoyens ne seront pas en mesure de se faire un avis responsable et de l’exprimer valablement. Et pourtant, il leur faudra assumer les choix qui seront faits, quels qu’en soient les
conséquences.
Il y a 30 ans, j’ai
connu à ce sujet une cruelle déception[2]. Après la période des
années 1973-1981 qui avait vu les gouvernements de droite imposer sans aucune transparence le programme accéléré de construction de centrales
nucléaires, la gauche avait promis un débat public sur la politique énergétique. Cet indispensable débat se limita malheureusement, à l’automne 1981, à une simple discussion parlementaire, dont
les effets furent bien éloignés de la prise de conscience qu’aurait suscitée un véritable débat public.
Ici encore, comme pour
le nucléaire militaire, même si le monde a changé, il est indispensable d’informer les citoyens complètement, contradictoirement si nécessaire et, pourquoi pas, leur demander de s’exprimer.
Naturellement, le sujet est complexe et il faut tenter d’éviter l’affrontement entre deux positions irréductibles (les "pro" et les "anti").
Une récente
rencontre[3] a suggéré une démarche, à
partir de trois scénarios possibles d’évolution de la place du nucléaire dans la production d’électricité[4] :
- scénario
1 : continuation du développement tendanciel actuel de la production d’électricité nucléaire, avec maintien de la construction des réacteurs EPR prévus ; mise en œuvre de
la 4ème génération ; continuation de la recherche sur ITER.
- scénario
2 : arrêt définitif et démantèlement programmé de toutes les centrales nucléaires à partir de 2012, avec l’objectif d’une réduction de l’ordre de 60% de la puissance installée en
2020 ; arrêt de la construction de l’EPR de Flamanville et annulation du projet d’EPR à Penly ; développement d’une activité industrielle pour le démantèlement des installations
nucléaires et la réhabilitation des sites.
- scénario
3 : d’ici 2020, non remplacement des centrales en fin de vie (réacteurs construits entre 1977 et 1985) et réexamen de la situation à ce moment là.
La décision de choisir
l’un de ces scénarios n’interviendrait qu’après une phase d’analyse. Elle pourrait être conduite par un comité d’étude, qui aurait à décrire de façon précise les scénarios et à en analyser
complètement les conséquences, notamment en termes de coût d’investissement et de consommation, de développement de sources alternatives d’énergie, de calendrier, d’emploi. Le résultat de ce
travail serait rendu public et les Français pourraient alors être consultés par référendum et se prononcer de façon claire sur leur préférence.
***
Sur ces deux exemples
très différents –nucléaire militaire et nucléaire civil- on voit tout l’intérêt qu’il y aurait pour un bon fonctionnement de notre démocratie à « poser bien les questions », afin que les citoyens puissent lucidement s’exprimer sur des choix qui engagent l’avenir.
Ce texte a également été publié sur le site de terraeco.net