Les jeunes qui venaient d’accéder à l’âge de
voter se souviendront du formidable enthousiasme de la fête et de leur espérance que cette victoire permette, comme le disait le slogan des socialistes, de « changer la
vie ».
La joie des militants de gauche, qui s’étaient
battus pendant tant d’années, faisait plaisir à voir. Ils avaient presque fini par douter que la droite puisse être battue, en intériorisant la formule de Jacques Chirac, qui ironisait sur la
gauche « excellent critique musical….mais demande-t-on à un critique musical de diriger un orchestre ? »
Les plus anciens se souviendront de leur émotion en
réalisant que la dernière grande victoire de la gauche remontait à 1936, 45 ans en arrière ! Je revois encore ce vieil homme, quelques jours plus tard, qui faisait ses courses sur le
marché Maison Blanche, dans mon 13ème arrondissement. Il me reconnaît, s’arrête et se met à me raconter sa soirée du 10 mai : « Vous savez, je suis veuf, je vis seul dans mon HLM.
Dimanche soir, je préparais mon dîner dans la cuisine, quand j’ai entendu à la radio, à 20h, que Mitterrand avait gagné. Alors, je me suis assis et j’ai pleuré. J’ai pleuré de bonheur, parce
que, rendez vous compte, j’attendais ça depuis 36 ! Alors je me suis dit : ’’maintenant, tu peux mourir’’ »
Bien sûr, certains ne manquent pas de mettre en
parallèle les espérances soulevées par cette victoire et les désillusions de certaines périodes de la gauche au pouvoir. Il n’est pas de mon intention de réaliser ici l’inventaire des erreurs
ou des insuffisances qui ont marqué les deux septennats de François Mitterrand.
Beaucoup a été dit à ce
sujet et, si certaines critiques me paraissent fondées, d’autres ne sont pas empreintes de la nécessaire honnêteté qui consiste à replacer les évènements et les actes dans le contexte de
l’époque. Force est de constater en effet que certains oublis, voire quelques réécritures de l’Histoire, empêchent parfois de comprendre pourquoi et comment, le 10 mai 1981, François Mitterrand
est devenu Président de la République, alors que tant de forces s’opposaient à lui et que sa stratégie était contestée, y compris dans le camp de la gauche*
Quel que soit le jugement que l’on porte sur le
bilan de l’action de François Mitterrand, personne ne peut nier que la victoire du seul président de gauche élu jusqu’ici par les Français et l’action de ses gouvernements ont marqué la France
de la fin du XXème siècle.
On entend dire qu'il s'agissait alors d'une
"autre époque". Il est vrai que le monde a considérablement bougé depuis ce qu'on a appelé "les années Mitterrand". La scène internationale, toujours dominée par l'hyper
puissance américaine, a vu se renforcer l’influence de nouveaux acteurs. Le mur de Berlin est tombé depuis plus de 20 ans. Récemment, d’autres craquements se sont fait entendre, avec les
révolutions qui ont embrasé le monde arabe. La mondialisation des échanges est devenue un enjeu majeur des relations entre Etats. Des lignes nouvelles de fracture sont apparues, sous les coups
de boutoir des extrémismes, qui se manifestent avec plus de vigueur, notamment à travers les dérives religieuses et le terrorisme mondialisé. En France aussi, la vie politique, les rapports de
force, les débats ont évolué.
En dépit de ces changements, il est des
enseignements de la vie publique de François Mitterrand qui perdurent. Je pense notamment au rôle qu’il attribuait dans la conduite de son action à la volonté et à la méthode.
Volonté par exemple d'approfondir la construction
européenne sans détruire la France, en liaison avec notre partenaire allemand. Volonté de moderniser l'économie de notre pays en l'appuyant sur des secteurs publics forts. Volonté de rechercher
la justice sociale, même si les difficultés économiques et certains manques d'audace n'ont pas permis d'aller assez loin.
Quant à la méthode qui fut celle de François Mitterrand et qui a
toujours guidé sa démarche, elle me semble totalement d'actualité: des objectifs politiques clairement définis, une stratégie bien affichée, le souci permanent de rassembler (les socialistes,
la gauche, les Français). Son dernier message aux socialistes ** résonne encore à mes oreilles : « Je
crois pour demain comme hier à la victoire de la gauche, à condition qu’elle reste elle-même. Qu’elle n’oublie pas que sa famille, c’est toute la gauche. Hors du rassemblement des forces
populaires, il n’y a pas de salut ».
Aujourd’hui, je suis étonné et souvent attristé de
voir à quel point la gauche semble avoir du mal à s’inspirer de cette stratégie, qui n’a pourtant pas perdu de sa pertinence. En 2011, comme il y a 30 ans, la France a besoin d’espoir et
nos concitoyens sont en attente de véritables changements.
Ils supportent en effet de moins en moins les
injustices criantes de cette société et ils voient bien que la jeunesse est en panne d’avenir, que les classes moyennes sont désemparées, que la précarité s’accroît, que la laïcité est
contestée, que la voix de la France est affaiblie et parfois inaudible.
Pour autant, leur volonté de sanctionner la droite
et le pouvoir en place risque de ne pas suffire à la gauche pour l’emporter. Ses divisions entretiennent la confusion, la focalisation sur les combats de personnes accroit la défiance et
l’absence de plateforme commune portant une alternative décourage les couches populaires, laissant le champ libre à des idéologies inquiétantes.
Avec nos alliés écologistes et toutes les forces
vives de la gauche, nous devons convaincre de notre capacité à transformer en profondeur la société, les conditions de vie et notre mode de développement. D’où la nécessité du rassemblement,
sans lequel aucune victoire électorale n’est possible. D’où l’urgence aussi de la formulation d’une véritable alternative de pensée et de gouvernement.
Même si le contexte politique a évolué, les
« fondamentaux » de la stratégie de François Mitterrand me semblent être encore aujourd’hui les conditions de la réussite pour la gauche : le choix des personnes ne doit pas
précéder l’élaboration du projet ; les sondages ne doivent pas être la boussole des décisions ; le rassemblement de la gauche doit être recherché en permanence. L’élection de François
Mitterrand a également fait la preuve éclatante que ce n’est pas la popularité qui fait l’élection….mais la victoire qui rend populaire !
Celles et ceux qui, comme moi, ont eu la chance de
connaître cet homme de près retiendront également un autre trait de sa personnalité, auquel il dut faire appel à de multiples occasions au cours de sa vie: une exceptionnelle capacité de
résistance à l'adversité. C'est sa ténacité et la volonté qu'il manifestait dans l'action, jointes à la clarté de ses objectifs, qui expliquent sans doute pourquoi ce personnage au caractère
trempé, semblant parfois froid et distant, avait la capacité rare de mobiliser et d’entraîner les hommes.
Je souhaite que les responsables politiques de la
gauche sachent s'inspirer de la leçon du 10 mai 1981, pour redonner l'espoir qui manque tant aujourd'hui à notre pays. Alors, peut-être, une grande fête populaire sera donnée le 6 mai 2012,
mais cette fois…..place de la République ! "
* Le 8 mai 1981,
dans l’avion qui nous ramenait du dernier meeting de campagne à Nantes, alors que je lui disais : « Je suis convaincu que vous allez gagner dimanche »,
François Mitterrand, sans contester ma prévision, me répondit, très ému: « Vous rendez-vous compte de ce que cela signifiera, cette victoire, avec toutes les forces qui étaient
coalisées contre nous ? C’est incroyable. »
** Ce message de François
Mitterrand aux socialistes a été délivré au cours du congrès du PS de Liévin des 18, 19 et 20 novembre 1994.